5 ans auparavant, La maison

Lise avait poussé Morgan à s'intéresser à l'achat d'une maison. Elle lui avait fait visiter la sienne, espérant créer une envie. Elle accompagna Morgan pour quelques visites, officiellement afin de lui prodiguer ses conseils. En réalité, un accord d'une nature différente les liait, car Morgan avait dit : « J'y vais, si tu viens avec moi ». Lise s'y investit sans compter, heureuse de s'être trouvé une activité qui lui changeait les idées en cette phase qui suivait une rupture qui la perturbait, même si elle faisait tout pour ne pas le montrer.

En quelques jours, Morgan décida d'acheter une grande maison d'architecte, un vrai coup de foudre. Bien placée dans l'un des quartiers les plus recherchés, cette propriété se présentait comme une sorte de manoir moderne, utilisant des techniques et des matériaux de construction comme le béton brut incrusté de bois exotiques et l'acier nu, rouillé, enchâssé d'inox. La bâtisse, de plain-pied, cachée dans un parc arboré, était intégrée au flanc d'une colline étagée par des restanques de pierres blanches de sorte que les pièces principales offraient une vue à couper le souffle sur la rade de Santa-Maria. Ce bien rare avait un prix prohibitif, ce qui expliquait que la propriété ait été en vente depuis de nombreux mois, mais Lise fit intervenir un intermédiaire rompu à ce type de négociation et en y mettant la totalité de son pactole, Morgan put l'acquérir avec un petit emprunt.

Cette bâtisse représentait pour Morgan un rêve pur et simple. En prenant possession de la maison quelques minutes après la signature chez le notaire, Morgan pleura à l'évocation de la fierté que lui aurait donné la chance de faire découvrir cette demeure à sa mère. Celle-ci avait souvent exprimé son intention d'acheter une propriété au soleil pour leur retraite, discours rabroué par son père qui rappelait que ce n'était pas avec les revenus et les économies du ménage qu'une chose pareille aurait été possible. La maison était fantastique, aérienne et lumineuse, elle était aussi très bien conçue. À la fois belle et pratique, elle comprenait tout ce qu'il y avait de plus moderne en robots pour tondre la pelouse, nettoyez ceci ou cela, même les vêtements, qu'il suffisait de jeter au sol quand ils étaient sales : les robots s'occupaient de les récolter et de les laver en prenant soin d'utiliser la bonne lessive à la bonne température. Clou de l'ensemble, la piscine de la maison était enchâssée dans une fabuleuse terrasse de pierres blanches taillées en un opus sophistiqué de polygones irréguliers. Pour faire de l'ombre, une IA pilotait un subtil système de toiles sur des enrouleurs eux-mêmes postés sur des profilés d'aluminium qui évoquaient l'aéronautique. Le tout était supporté par des barres de teck ornées de cordages qui figuraient des vieux gréements. L'absence de rebord extérieur au bassin donnait l'impression, quand on était assis dans le salon, que l'eau de la piscine se finissait dans le ciel, ou bien dans la baie cent mètres plus bas, selon l'angle de vue. Le fond du bassin était doté de pompes conçues pour créer un courant artificiel grâce auquel on pouvait nager pendant des heures sans avoir à faire demi-tour, comme au milieu de l'océan. Mais on aurait pu aussi se croire au milieu du ciel, car la paroi tournée vers la baie était transparente. Sur les conseils de Lise, Morgan fit appel à un architecte d'intérieur qui dirigea les travaux de rafraîchissement de la décoration, après de longues entrevues consacrées à lui poser des questions en lui montrant des catalogues. Quand le mobilier fait sur mesure fut ajouté, Morgan découvrit avec béatitude qu'ils étaient parvenus à créer l'ambiance dépouillée et pastel, simple et fonctionnelle, de ses rêves.

Morgan s'équipa d'un système multimédia du dernier cri avec une puissance énorme. Son implant lui permettait d'écouter de la musique sans l'artifice du moindre gadget supplémentaire, mais ce système lui donna la possibilité de faire pour la première fois de sa vie ce dont tous les adolescents de son quartier avaient rêvé sans jamais pourvoir le faire : faire trembler les vitres en reproduisant des volumes sonores comparables à ceux des concerts et des discothèques. Le système pouvait en plus reproduire sur les murs du salon les images de la scène. Morgan s'immergeait ainsi dans la restitution numérique de concerts et de ces sessions de DJ enregistrées dans les clubs mythiques, Londres, Ibiza, New York. Morgan consomma ainsi des dizaines et des dizaines d'albums, des heures durant, découvrant qu'il était temps de prendre le temps, de se demander ce qu'on avait envie de faire, et de le faire. Cet épisode de découverte et de prise de possession de la maison ne dura pourtant que quelques semaines. Enfin, ayant invité Lise à danser au cours de soirées de disco virtuelle, Morgan se rendit compte que le plus grand plaisir que lui donnait ce système était dans cet usage.

Un jour, en discutant avec Lise, Morgan découvrit que celle-ci soutenait financièrement plusieurs organisations caritatives opérant en Asie. Le lendemain, Morgan calcula ce qui s'additionnait chaque mois sur son compte en banque, et mit en place des virements automatiques vers deux organisations humanitaires opérant en Afrique. D'autres organisations prirent contact en retour pour lui proposer de donner des présentations interactives à distance dans des écoles et des lycées sur le thème de la conquête spatiale. Morgan accepta avec une inquiétude qui se transforma en joie dès la première séance avec des enfants d'un petit village d'Afrique subsaharienne. Ces élèves à distance étaient joyeux et respectueux, en particulier, tous avaient entendu parler du vol 345. C'est ainsi que Morgan devint membre du corps enseignant sur Internet. Par la suite, la cadence de ces conférences monta jusqu'à plusieurs fois par semaine, le plus souvent pour des établissements en Afrique, mais aussi en Amérique du sud et en Asie. Quand on lui demanda de faire la même chose pour des pays riches, Morgan accepta, mais à la condition exclusive que la prestation soit payante et les droits versés à une association d'aide aux pays pauvres.

L'été tirait à sa fin et Morgan prit conscience, avec l'aide de quelques petites questions apparemment anodines, mais habilement glissées par Lise dans des conversations par ailleurs banales, que réaliser un rêve était une chose merveilleuse, mais qu'il lui était devenu important de se donner d'autres objectifs. Comme le formula Lise : « tu es doing plus que being, ton domaine est l'action, pas la contemplation. »

Morgan se mit à travailler avec acharnement sur le réseau. Sachant ce qu'il lui fallait chercher, il lui restait à vérifier si ses capacités étaient à la hauteur. Plusieurs formations en ligne qui avaient des conditions d'admission assez ouvertes lui ouvrirent leurs portes. Du coup, Morgan se mit dans la tête de passer un doctorat. À sa grande surprise, Lise approuva vigoureusement. Morgan, pour ce faire, s'enferma dans sa nouvelle maison, à l'exception des sorties en vélo avec le gang des fondus et de quelques escapades pour aller danser avec Lise. Plusieurs universités réputées proposaient des cursus à distance, il suffisait de passer le processus de sélection. Morgan se mit au point un programme strict et infernal qui commençait avant l'aube avec le vélo, et distribuait sur la journée de longues heures de travail entrecoupées de repas frugaux et de séances de piscine. Lise l'encouragea avec une sincérité qui rassura Morgan. Sa sélection par trois universités lui permit de choisir la plus prestigieuse. Le sujet de son doctorat faisait quatre lignes. Il s'agissait d'une étude des nouvelles technologies logistiques orbitales et des stratégies associées pour augmenter les capacités de mise en orbite de fret. Morgan se mit au travail aussitôt. Son directeur de thèse lui proposa un agenda menant au doctorat en deux ans. Morgan se donna un an et demi pour l'obtenir. En même temps, une boulimie d'activité lui avait donné d'autres désirs, d'autres idées pour réaliser sa vie.

Un dimanche matin, très loin dans la montagne, Morgan mena Lise jusqu'à un petit lac naturel là où la carte n'indiquait que des pointillés bleus, mais où les photographies satellites récentes montraient la présence d'une étendue d'eau. Une ascension émaillée de cols et d'embûches qui nécessitèrent de longs portages les y mena. Il faisait très chaud ce jour-là et après avoir plongé une main dans l'eau pour vérifier qu'elle n'était ni bouillante ni glacée, Lise se déshabilla en un clin d'œil avant de se glisser avec élégance dans l'eau en clamant son plaisir. Le lac était peu profond, Lise en s'y mettant debout montra ses petits seins pointus, puis elle partit explorer la rive opposée en nageant comme une vipère, la brasse, tête hors de l'eau. Morgan n'hésita pas plus longtemps et se glissa à son tour hors de ses vêtements et puis dans l'eau. Un très long moment de calme les rapprocha, bavardant un peu, nageant de-ci de-là. Puis il fut temps de se rhabiller et de manger le pique-nique, côte à côte sur une grosse pierre. La conversation prit un tour tout à fait inattendu pour Lise quand Morgan lui dit calmement, mais d'un seul coup, comme si elle avait eu peur d'être interrompue, ou bien dans le souci de donner toute la vérité sans qu'il soit possible d'en séparer les composantes :

— Je voudrais avoir un enfant. C'est le moment où jamais dans ma vie. J'ai un embryon congelé. Tu le savais ?

— C'était dans ton dossier. Tu étais enceinte de trois semaines le jour de l'accident.

Morgan hocha la tête.

— C'est une fille. J'ai le temps de le faire avant l'opération. D'après le chirurgien, comme j'ai arrêté tous les traitements, cela ne poserait pas de problème, il faudra juste prévoir une césarienne.

Elle regarda Lise, qui lui sourit, lui frotta affectueusement l'épaule, et lui répondit avec force :

— C'est une idée qui me semble fabuleuse.

Morgan la scruta, à demi inquiète, fronçant son absence de sourcil.

— Tu crois ?

Lise hocha la tête vigoureusement :

— Oui, c'est une idée fantastique.

— J'ai un peu peur de ne pas... de ne pas être à la hauteur, seule...

Lise la regarda. Le dossier était muet sur le géniteur.

— Et le père ?

Morgan secoua la tête avec une expression douloureuse. Lise changea de sujet de sa voix la plus douce :

— On a toutes eu peur pour le premier. Enfin, en tout cas toutes celles qui ont une cervelle. Mais c'est la chose la plus naturelle du monde. Si c'est cela qui t'inquiète, je suis certaine que tu seras une très bonne mère. Et aussi, je tiens à te dire une chose : tu ne seras pas seule. Je serais là.

Morgan la scruta à nouveau. Lise se rendit compte à cet instant à quel point leur amitié était importante, et Lise se sentit fière que son avis compte. Elle put même s'étonner de l'intensité de cette émotion.

« Comment vas-tu l'appeler ? demanda-t-elle.

La question prit Morgan au dépourvu, c'était comme si on lui forçait la main. Lui donner un nom, c'était déjà la faire naître par avance. Elle se sentit gênée. Le sujet était si intime, elle ne connaissait personne d'autre que Lise avec qui elle aurait pu accepter d'en parler. Donner un nom, elle y avait réfléchi, bien entendu, mais elle n'avait pas compris jusqu'à cet instant à quel point le dire représentait une responsabilité immense, à la mesure de celle de donner la vie.

— J'avais pensé l'appeler : Esmeralda.

— Le bossu de Notre-Dame. Une femme mystérieuse et naturelle, précieuse comme l'émeraude, symbole d'amour et de renaissance.

— Ou peut-être Nicole.

Lise laissa le silence s'installer, elle trouvait Nicole moins bon. Elle souriait. Morgan la regarda, intriguée ou peut-être même inquiète. Elle plissa son front. Lise se mit à rire.

— J'ai hâte.

— De quoi ?

— De tout ! Que tu sois enceinte, qu'elle te donne des coups de pieds dans le ventre, qu'elle vienne au monde... J'ai hâte de voir cela, de m'occuper d'elle, de donner des biberons, de changer des couches, de lui faire prendre son bain... Tu sais, devenir mère est la chose la plus fantastique qui puisse arriver, c'est magique sur toute la ligne. Et ensuite, élever un enfant reste l'une des activités les plus gratifiantes qui existent.

Lise rit à nouveau, elle ajouta :

« J'ai hâte pour toi aussi. Tu vas adorer ça, j'en suis tout à fait certaine.

Avec une intensité qui la prit au dépourvu tellement elle était submergée par la joie et le soulagement mêlés, Lise pensa : elle est sauvée ! Et, des larmes dans les yeux, elle se pencha vers Morgan. Elle la prit dans un bras, elle lui posa un baiser sur la joue, le temps de faire deux clins d'œil, elle s'écarta en souriant et lui dit en guise de conclusion :

« C'est une idée merveilleuse. Et souviens-toi bien, je te l'ai promis : je serai là. Fidèle au poste.